A l'heure de l'Union Européenne, alors que tous les moyens ont été mis en œuvre pour faciliter
la circulation dans cette mosaïque de peuples, existe t-il pour autant un sentiment d'identité
européenne, un brassage des hommes et des cultures ?



C'est cette question que s'est posée Stephen Huljak, hypnotisé derrière la fenêtre de son atelier Porte de Bagnolet,
par les jambes d'hommes et de femmes descendant le boulevard Mortier vers le métro. Alors, il a arpenté les boulevards extérieurs et a photographié les visages de ces inconnus, pour savoir à quoi ressemblent ceux qui construisent chaque jour l'Europe. Il a choisi 12 portes, pour retracer symboliquement le contour de Paris, et posté à chacune d'elles,
il a demandé à 12 personnes d'offrir leur visage à l'objectif.

Volonté de capturer l'autre dans ce qu'il a de plus brut et de plus manifestement individualisé, son visage « le miroir de son âme ». Aux portes de Paris, le matin à proximité du métro, il a cherché le lieu et le moment de la grégarité maximale,
la négation de la volonté et de la liberté, le moment sans histoire par excellence.

Un casting sauvage pour dérober quelques instants, parfois un sourire à ceux qui tous les matins se pressent pour aller travailler, sans prêter attention aux autres. Il en reste 150 visages d'anonymes dont il garde pourtant un souvenir précis, anecdotique ou ému. Tous ces individus ont offert leur visage au photographe.
Rares sont ceux qui ont pris le parti de ne pas lui sourire.

Dans l'usage d'un cadrage unique il a manifesté l'esprit d'un triple refus : celui des différences, celui de l'histoire que le cadrage impose à l'image, celui de l'intervention de l'artiste. Par la neutralité du dispositif, les images de Stephen Huljak dégagent la force, l'énergie et la présence qu'irradient autant les visages des quartiers populaires de Paris que ceux issus des banlieues cossues.

Bien loin de se vouloir bilan physionomique, cette démarche traduit une volonté de fixer l'image d'individualités anonymes
et pourtant totalement différenciées et de porter cette collection jusqu'aux grands nombres qui offrent des quasi-certitudes : là, s'approcher de la certitude de l'existence.

Et ce sentiment va irrémédiablement se communiquer au spectateur ébloui par l'évidence de l'autre dans une représentation primordiale. Elle le renverra, par une voie singulièrement inusitée à une nouvelle forme de perception de sa propre existence. On l'aura compris, cette représentation panoptique de consentements librement et gaiement assumés, anonymes et anhistoriques constitue par essence un anti-mémorial et opère le détournement de cette forme de révérence douloureuse et glacée vers son exact opposé : la vie.

Avec cette aventure, Stephen Huljak, ce français, petit-fils d'un slovaque, ballotté de ville en ville tous les ans par ses parents, a regroupé un peu de ses racines éparpillées en Europe.

Parmi tous ces hommes, c'est peut-être lui, l'Européen.